Total est votre ami :Quand l’énergie fossile cache l’inefficacité technique
- Thomas MAUGER
- 29 mai
- 9 min de lecture
🛑 Disclaimer : Cet article ne vise en aucun cas à critiquer les éleveurs. Bien au contraire : la plupart de ces pratiques sont mises en œuvre avec l’intention de bien faire, en s’appuyant sur des habitudes transmises, partagées ou jugées "logiques". Mais ce n’est pas parce qu’une majorité les applique, ou parce qu’elles sont devenues des réflexes culturels, qu’elles sont techniquement justifiées. Ici, on met les pieds dans le tracteur pour regarder ce qu’il fait vraiment aux prairies... et si ça en vaut la peine.
Introduction
Le prix du gazole flambe, les marges se resserrent, et l’autonomie des exploitations n’a jamais été aussi centrale dans les discussions. Pourtant, chaque printemps, des hectares de prairies se retrouvent broyés, hersés, sursemés, amendés... avec parfois plus de bruit et de gasoil que de bénéfices tangibles.
Dans cette routine mécanique, certaines pratiques perdurent sans être réellement remises en question. Non pas parce qu’elles sont efficaces, mais parce qu’elles rassurent, parce qu’elles "occupent", ou parce qu’on les a toujours vues faire. Et à la fin, Total vous remercie.
À travers cet article, on propose de passer au crible quelques-unes de ces pratiques motorisées, de voir ce qu’elles apportent vraiment aux prairies, et surtout… ce qu’elles coûtent, au sol, au portefeuille et à l’autonomie.
Partie 1 – Le broyeur : champion toutes catégories de la fausse bonne idée
S’il fallait élire l’outil agricole qui consomme du gasoil pour un bénéfice agronomique le plus discutable, le broyeur aurait une belle longueur d’avance. On le voit partout, en particulier à la sortie du printemps : quelques refus par-ci, des touffes par-là… et hop, on sort le tracteur. Pourtant, si on gratte un peu, les justifications s'effritent.

📉 Une efficacité agronomique très relative
L’argument classique : "ça va relancer la pousse."
Sauf que non, pas vraiment. Contrairement à une coupe nette (type fauche), le broyage ne stimule pas efficacement la repousse de l’herbe. Les études et les observations de terrain convergent : la repousse est lente, désordonnée, souvent dominée par les espèces peu appétées.
Pire : la matière broyée reste en surface, formant une litière morte qui pénalise la lumière et la température du sol, freine la reprise des graminées fines, et gêne la dynamique des légumineuses. Un vrai frein biologique… qu’on vient pourtant d’alimenter en carburant.
⛽ Un coût en temps et en carburant… pour un effet contre-productif
Sortir le broyeur, ce n’est jamais gratuit.
Même avec un petit tracteur, la consommation de carburant peut grimper à 4–6 litres/ha, mais ce n’est finalement pas le plus gros du problème. Le vrai coût, c’est le temps passé : préparer, atteler, rouler à 6–8 km/h pendant des heures… pour une opération qui, au final, ne rapporte rien à l’exploitation. Pas un kilo de matière utile, pas une amélioration mesurable de la pousse, pas une bouchée de plus pour les animaux. C’est une dépense sèche, qui occupe les journées… alors que d’autres tâches plus productives attendent.
❓Pourquoi est-il utilisé alors ?
Quand on interroge les éleveurs qui broient régulièrement, plusieurs justifications reviennent. Toutes méritent d’être regardées en face.
Pour une raison économique ?
Non. Le broyage ne valorise aucune production. Il ne crée ni stock, ni gain de productivité, ni économie sur les concentrés. C’est un coût direct, sans retour.
Pour une raison technique ?
Encore moins. En plus de ne pas relancer correctement la pousse, le broyage altère la flore : la matière organique laissée au sol gêne la reprise de certaines espèces, en particulier les légumineuses. On voit souvent apparaître davantage de refus lors des repoussages suivants, comme si la prairie “gardait en mémoire” ce mauvais traitement.
Et côté performance animale, aucun gain. Les animaux ne vont pas consommer davantage, ni mieux, suite à un broyage. La qualité alimentaire de la prairie n’en ressort pas améliorée, au contraire.
Pour une question esthétique ?
C’est souvent le vrai fond du sujet. Le champ “propre”, visuellement homogène, c’est rassurant. Ça donne l’impression d’un pâturage bien tenu, ça fait bien en photo, ça “fait propre” pour les voisins.
Mais si vraiment l’esthétique est un critère, alors mieux vaut faucher. Une barre de coupe classique (et si possible un ramassage du refus derrière) limite les impacts agronomiques négatifs, évite l’effet de litière morte, et peut à la rigueur produire un peu de matière sèche à stocker.
🧠 Une réponse à un symptôme, pas à une cause
Les refus sont souvent le symptôme :
d’une présence trop longue des animaux sur la parcelle,
d’un taux de chargement insuffisant,
d’une reprise de parcelle trop tardive,
Autrement dit, le broyeur corrige les conséquences d’un mauvais pilotage, sans traiter la cause. C’est un pansement mécanique posé sur une plaie de gestion.

Partie 2 – Herser pour “aérer” : un mythe bien enraciné
Autre réflexe fréquent au printemps ou à l’automne : passer un coup de herse pour "aérer le sol", "casser la croûte", "stimuler la flore". L’intention est bonne. Mais dans bien des cas, cette pratique repose plus sur des habitudes que sur un véritable diagnostic technique… et elle peut faire plus de mal que de bien.

🛠️ L’idée reçue : améliorer la structure et la productivité
Ce qu’on entend souvent :
"C’est pour aérer la prairie."
"Ça va stimuler les graminées."
"Ça cassera la croûte de battance."
"Ça élimine la mousse."
En réalité, ces effets sont rarement visibles sur le terrain. Le fonctionnement biologique d’une prairie est le fruit d’interactions complexes entre les plantes, les racines, la microfaune et les animaux qui y pâturent. Le passage d’une herse, surtout en conditions humides ou trop précoces, vient souvent perturber cet équilibre sans répondre aux causes réelles des problèmes observés.
🌾 Ce que ça fait vraiment (souvent mal)
Le hersage mécanique :
Arrache des espèces sensibles, notamment des légumineuses ou des jeunes repousses.
Favorise les adventices rudérales qui colonisent rapidement les zones blessées.
N’apporte pas d’air durablement : la porosité superficielle est rapidement refermée par les pluies.
Perturbe la microfaune du sol, avec un effet délétère sur la structure et la fertilité.
On observe parfois un effet “beau” immédiat : surface nivelée, vert plus uniforme. Mais cet effet esthétique masque souvent une réduction de la productivité dans les semaines suivantes.
⛽ Une dépense… pour un résultat mesurable (mais négatif)
Comme pour le broyage : carburant, usure du matériel, temps passé…Mais ici, le résultat est bel et bien mesurable, et ce n’est pas une bonne nouvelle. Le hersage provoque un stress mécanique sur les plantes : il arrache partiellement certaines touffes, déstructure le peuplement, diminue la densité du couvert, et peut ralentir la repousse dans les semaines qui suivent.
La conséquence : une prairie plus clairsemée, moins productive, et plus vulnérable aux adventices. On y perd sur tous les plans : temps, carburant, efficacité fourragère et qualité du couvert végétal.
✅ Les alternatives
Avant de sortir la herse, poser un vrai diagnostic :
Y a-t-il un problème d’aération réel ? (compactage, stagnation d’eau, enracinement bloqué…)
Y a-t-il beaucoup de mousse, ou est-ce localisé ?
Le sol fonctionne-t-il bien en profondeur ? (structure, vie biologique, porosité…)
Dans la majorité des cas, ces symptômes traduisent une vie du sol appauvrie. Le meilleur outil dans ce cas n’est pas mécanique, mais biologique :
Augmenter les apports de matières organiques fraîches (bouse fraîche bien répartie > lisier mal valorisé),
Travailler la restitution par les animaux via un pâturage bien géré,
Réduire les périodes de piétinement intense,
Stimuler la biodiversité du sol par des pratiques favorables à la faune microbienne et aux vers de terre.
Et si un travail mécanique est malgré tout nécessaire :
Intervenir localement, en conditions sèches, avec un outil adapté et léger.
Éviter les passages systématiques et privilégier une approche ciblée.
Partie 3 – L’ébousage : une herse de plus, pour un effet de moins
L’ébousage, c’est une herse équipée de racleurs, attelée à un tracteur parfaitement standard. Et c’est bien là l’un des paradoxes : on mobilise autant de puissance et de poids qu’un passage de herse classique, mais pour un résultat discutable. L’objectif affiché est clair : étaler les bouses laissées au pâturage pour éviter les refus. L’intention est bonne… mais l’analyse technique beaucoup moins.

🎯 Les refus : un symptôme, pas une fatalité
Les refus ne sont pas causés par la forme ou l’épaisseur de la bouse, mais par trois facteurs essentiels :
Une gestion du pâturage inadéquate (temps de présence trop long, chargement insuffisant, retour trop rapide),
Une alimentation animale déséquilibrée (animaux trop exigeants, ration mal adaptée, digestion incomplète),
Et un sol dont le fonctionnement biologique est ralenti (manque d’activité microbienne, tassement …).
Dans un système bien piloté, une bouse met 20 à 30 jours pour se dégrader. Cela signifie que lorsqu’on revient pâturer une parcelle, il reste presque toujours des bouses fraîches du cycle précédent. Et c’est normal. Ce qui compte, c’est que les bouses du cycle d’avant soient entièrement décomposées : c’est là que se joue la dynamique de refus, pas dans l’instantané.
Autrement dit, on ne cherche pas à faire disparaître les bouses, mais à permettre qu’elles soient correctement digérées par le sol dans l’intervalle des rotations.
⛽ Du temps et du gasoil pour contourner le problème
Malgré tout, l’ébousage est utilisé, parfois de façon systématique. Et comme tout outil attelé :
Il mobilise un tracteur, pas toujours léger.
Il consomme du carburant, pour des heures de travail peu valorisées.
Et surtout, il prend du temps, souvent en période de forte charge de travail.
Mais tout cela pour quoi ? Pour étaler ce que le sol est censé dégrader naturellement, si on lui en laisse le temps et si son activité biologique est suffisante.
L’ébousage est une tentative de mécaniser un processus qui n’a pas besoin de l’être, et dont la qualité dépend d’abord du bon fonctionnement du sol.
🧠 Une mauvaise réponse qui aggrave parfois le problème
Et c’est là que le bât blesse : étaler une bouse sur un sol qui ne parvient déjà pas à la dégrader revient à augmenter la taille du refus. On transforme un cercle de 30 cm en une nappe de 2 mètres d’herbe non consommée, souillée, repoussée par les animaux.
Pire encore : les racleurs de l’ébouseuse ont un impact mécanique sur les jeunes plantules tout à fait comparable à une herse souple. Résultat :
On affaiblit la densité du couvert,
On ralentit la repousse,
Et on expose davantage le sol nu à l’installation d’adventices.
On a donc coûté du temps, du gasoil et de la fertilité, tout en croyant faire propre.
✅ Mieux vaut laisser faire le vivant
Dans un pâturage bien conduit :
Les bouses sont bien réparties naturellement (chargement instantané élevé),
Le sol est capable de les décomposer entre deux passages,
Les refus disparaissent d’eux-mêmes à la rotation suivante.
Et si ce n’est pas le cas ? Ce n’est pas une herse à racleurs qui y changera quelque chose. Il faut aller chercher les causes : alimentation, sol, dynamique de pâturage. Ce sont elles qui détiennent la clé.
Partie 4 – Le sursemis : l’illusion d’une prairie réparée
Face à une prairie fatiguée, moins productive ou envahie par des espèces peu appétées, le sursemis arrive souvent comme une solution miracle. Facile à mettre en œuvre, mécaniquement satisfaisant, avec la promesse d’un peu de renouveau.
Mais là encore, c’est souvent une illusion coûteuse. Quand il est mal positionné — ce qui est le cas dans la majorité des situations — le sursemis est un investissement à perte.

🎯 Un principe séduisant, mais des conditions rarement réunies
Sur le papier, c’est simple : introduire de nouvelles espèces dans une prairie existante pour renforcer le couvert, améliorer la qualité, ou corriger une dérive floristique.
Mais pour qu’un sursemis fonctionne réellement, il faut :
Une fenêtre climatique parfaite : humidité régulière, pas de concurrence immédiate.
Une préparation du sol minimale : ouverture du couvert, sol affiné.
Une gestion post-semis rigoureuse : pâturage de nettoyage à bonne densité, suivi climatique, dérobée temporaire parfois.
Dans 80 % des cas, ces conditions ne sont pas réunies. On surseme “parce que c’est le moment”, “parce que le voisin le fait”, “parce qu’on a des graines à finir”. Résultat :
Un taux de levée très faible,
Une reprise marginale, souvent invisible trois mois plus tard,
Et un retour à l’état initial dès l’année suivante.
⛽ Une dépense réelle pour un résultat symbolique
Le coût moyen d’un sursemis :
Gasoil + passage = 30 à 50 €/ha,
Semences = 30 à 70 €/ha,
Temps passé = plusieurs heures selon les surfaces.
Soit un investissement de 60 à 120 €/ha, pour aucune valorisation garantie. Pire : la déception technique est rarement mesurée, on oublie vite de revenir voir ce qui a réellement pris. Le geste suffit à donner bonne conscience.
Le sursemis devient alors un “pansement psychologique” plus qu’un levier agronomique.
🧠 Ce n’est pas un outil de régénération
Une prairie qui se dégrade, ce n’est jamais un problème de “manque de semences”. C’est :
Un pâturage trop long, qui épuise les espèces intéressantes,
Une fertilité déséquilibrée,
Une charge animale mal répartie,
Une absence de repos et de rajeunissement naturel.
Sursemer sur un sol fatigué et un couvert mal géré, c’est jeter des graines dans le vent.
✅ La vraie régénération est systémique
Avant de sortir le semoir :
Interroger le fonctionnement global du système : rotations, temps de séjour, stades d’entrée/sortie.
Corriger la structure du sol et sa fertilité organique,
Laisser de la place au repos végétatif et au recyclage naturel par les animaux.
Et si vraiment un semis est nécessaire, mieux vaut :
Repartir sur un semis complet après destruction, sur une parcelle ciblée,
Ou tester des espèces pionnières en dérobée pour stimuler le sol sans se ruiner.
Conclusion – Le tracteur, oui… mais pas en pilote automatique
Tous ces outils ont un point commun : ils consomment du temps, du gasoil, de l'usure mécanique, et souvent une dose d’illusion technique. On les utilise parce qu’ils “font quelque chose”, parce qu’ils donnent l’impression d’agir. Mais dans les faits, ils masquent plus qu’ils ne corrigent. Et pendant ce temps-là, Total vous remercie.
Ce n’est pas une question d’être pour ou contre la mécanisation. Le tracteur reste un outil indispensable dans bien des situations. Mais quand il s’invite systématiquement sur les prairies sans réflexion, il devient un coût masqué, un frein à la productivité, et un obstacle à l’autonomie. C'est ce qui s'appelle l'inefficacité technique.
La prairie n’a pas besoin qu’on la “bricole”. Elle a besoin qu’on l’observe, qu’on la comprenne, qu’on la laisse fonctionner. Les bouses se dégradent, les refus s’effacent, les espèces se régulent — à condition que le système de pâturage soit piloté avec finesse et exigence.
À chaque fois que vous démarrez le tracteur, posez-vous cette question simple :
- Est-ce que ça produit plus d’herbe et donc plus de viande/lait ?
- Ou est-ce que ça coûte du gasoil pour (se) rassurer ?

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