Interpréter et exploiter la mesure d’herbe : un levier clé pour piloter le pâturage
- Thomas MAUGER
- 18 mars
- 7 min de lecture
Introduction
Dans un premier article, nous avons vu que mesurer l’herbe au pâturage ne se limite pas à connaître la biomasse disponible, mais vise avant tout à estimer la croissance des prairies.
Cette approche permet d’anticiper l’évolution du couvert végétal, d’adapter la rotation des parcelles et d’optimiser l’alimentation des animaux.
Nous avons détaillé les différentes méthodes de mesure, allant de l’estimation visuelle aux outils plus précis comme le plateau de pesée ou les capteurs numériques. Nous avons aussi mis en évidence les contraintes liées à cette pratique : variabilité des résultats, nécessité d’un suivi régulier et adaptation aux systèmes d’élevage.
Dans cette seconde partie, nous allons aller plus loin en expliquant comment interpréter les résultats obtenus et comment les utiliser concrètement pour ajuster la gestion du pâturage.
Nous verrons d’abord comment calculer et analyser la vitesse de croissance de l’herbe, puis comment ces données peuvent guider les décisions de pâturage en termes de rotation des parcelles, de chargement et de complémentation. Enfin, nous proposerons des seuils de décision et des cas pratiques pour mieux intégrer la mesure d’herbe dans la gestion quotidienne.
1. Déterminer la vitesse de croissance de l’herbe
L’un des principaux intérêts de la mesure d’herbe est de suivre l’évolution de la croissance des prairies pour mieux anticiper les décisions de pâturage. Cette croissance n’est pas linéaire et varie en fonction de nombreux paramètres, comme la saison, les conditions météorologiques, la fertilité du sol et la gestion précédente de la parcelle. Calculer cette vitesse permet donc d’adapter la rotation des parcelles, d’optimiser l’utilisation des surfaces disponibles et d’assurer un apport régulier en herbe aux animaux.
La vitesse de croissance se mesure en kg de matière sèche (MS) par hectare et par jour (kg MS/ha/jour). Pour l’évaluer, il suffit de comparer deux mesures successives de biomasse sur une même parcelle, réalisées à quelques jours d’intervalle. Par exemple, si une parcelle présente 1 500 kg MS/ha le lundi 1er avril et 2 100 kg MS/ha le lundi suivant, la différence de 600 kg MS/ha divisée par 7 jours donne une vitesse de croissance de 85 kg MS/ha/jour. Ce chiffre indique combien d’herbe la prairie produit quotidiennement, ce qui permet d’anticiper les décisions de pâturage.
Cette dynamique de pousse varie selon plusieurs facteurs. Les saisons jouent un rôle clé : au printemps, lorsque les températures sont douces et l’humidité suffisante, la croissance est généralement forte, souvent entre 50 et 100 kg MS/ha/jour. En été, elle ralentit sous l’effet du stress hydrique et des températures élevées, descendant parfois sous 30 kg MS/ha/jour. L’automne peut offrir un rebond de production si les conditions restent favorables, tandis qu’en hiver, la croissance est quasi nulle dès que les températures chutent sous 5°C. La fertilité du sol influence également cette dynamique : un sol riche en matière organique et bien pourvu en azote favorisera une croissance rapide, notamment après une fauche ou un pâturage.
Au-delà des conditions externes, le stade de développement de l’herbe joue un rôle déterminant. La croissance suit une courbe en S, avec une première phase de reprise lente après une coupe ou un pâturage, suivie d’une phase d’accélération où l’herbe atteint 10 à 15 cm, moment optimal pour une valorisation en pâturage. Ensuite, la croissance ralentit à mesure que l’herbe vieillit et monte en graines. L’objectif est donc de récolter ou faire pâturer l’herbe au bon moment, avant que la qualité nutritionnelle ne diminue.
Enfin, la gestion précédente du pâturage impacte la vitesse de repousse. Un surpâturage, laissant moins de 4 cm de résiduel, épuise la plante et ralentit la repousse, alors qu’un résiduel correct de 4 à 6 cm permet une reprise plus rapide. Ainsi, ajuster la gestion des rotations en fonction des données de croissance permet d’optimiser la valorisation du pâturage tout en préservant la productivité des prairies sur le long terme.
Suivre la vitesse de croissance permet donc d’anticiper les décisions à prendre. Si la croissance est rapide, dépassant 70 kg MS/ha/jour, il peut être pertinent d’accélérer la rotation pour éviter un excès de biomasse et maximiser l’ingestion animale. À l’inverse, si la croissance ralentit sous 30 kg MS/ha/jour, il est crucial d’ajuster le chargement, d’éviter le surpâturage et de prévoir une complémentation. Cette donnée devient ainsi un indicateur essentiel pour sécuriser l’alimentation des animaux et ajuster les stratégies de pâturage en fonction des conditions du moment.
2. Utiliser les données pour ajuster le pâturage
Connaître la vitesse de croissance de l’herbe permet d’adapter la durée de rotation des parcelles, d’ajuster le chargement animal et d’anticiper les périodes critiques. Ces ajustements sont essentiels pour maintenir un pâturage efficace et éviter à la fois le gaspillage d’herbe et le surpâturage.
La première application concrète de la mesure de croissance est le calcul de la durée de rotation. La gestion du pâturage repose sur un équilibre entre le stock d’herbe à reconstituer et la vitesse de croissance. Par exemple, si l’objectif est d’entrer en pâturage à 3 200 kg MS/ha et de sortir à 1 600 kg MS/ha, cela signifie que 1 600 kg MS/ha doivent être reconstitués avant le retour des animaux. La durée de rotation prévisionnelle peut alors être calculée en divisant ce stock à reconstituer par la croissance quotidienne.
👉 Exemple :
Stade d’entrée visé : 3 200 kg MS/ha.
Stade de sortie souhaité : 1 600 kg MS/ha.
Stock à reconstituer : 1 600 kg MS/ha.
Vitesse de croissance mesurée : 80 kg MS/ha/jour.
Durée de rotation prévisionnelle : 1 600 ÷ 80 = 20 jours.
Si la croissance augmente, la durée de rotation doit être réduite pour éviter que l’herbe ne dépasse le stade optimal. Inversement, si la croissance ralentit, il faut allonger la rotation afin de laisser le temps aux parcelles de se reconstituer avant le retour des animaux.
Le deuxième levier d’ajustement est le chargement animal, qui se divise en deux notions : le chargement global (nombre d’animaux par hectare sur l’ensemble de la surface pâturée) et le chargement instantané (nombre d’animaux par hectare sur une parcelle donnée à un instant T). Lorsque la pousse est forte, le chargement instantané ne doit pas être réduit. L’ajustement se fait en réduisant la durée de rotation et en maintenant un pâturage dynamique pour éviter les refus et maximiser l’ingestion.
En revanche, lorsque la pousse ralentit, il devient possible d’augmenter le chargement instantané à condition d’apporter une complémentation alimentaire. Cela permet de maintenir un pâturage efficace tout en préservant la prairie d’un surpâturage excessif. À l’inverse, si la croissance chute durablement, il peut être nécessaire de réduire le chargement global en adaptant la surface pâturée ou en sortant certains animaux du système pour ne pas épuiser les ressources.
Enfin, un autre ajustement clé consiste à allonger la rotation avant la période de ralentissement afin d’augmenter la biomasse disponible à l’entrée du pâturage. En période de transition, notamment en fin de printemps avant une baisse estivale de la pousse, il peut être pertinent de laisser certaines parcelles se reconstituer plus longtemps afin d’accumuler un stock d’herbe plus important. Cela permet d’anticiper une éventuelle pénurie en maximisant la ressource disponible sur pied.
Ainsi, la mesure de la croissance de l’herbe est un véritable outil de pilotage permettant d’ajuster en continu la gestion du pâturage. En adaptant la durée de rotation et le chargement en fonction des conditions de pousse, il est possible de maintenir un équilibre entre productivité des prairies et performance des animaux.
3. Cas pratiques et seuils de décision : utilisation du "feed wedge"
Pour optimiser la gestion du pâturage, il est essentiel de visualiser la répartition de la biomasse disponible sur l'ensemble des parcelles. L'outil du "feed wedge" (ou "profil de distribution de l'herbe") offre une représentation graphique de cette répartition, facilitant ainsi les décisions proactives en matière de gestion des prairies.
Qu'est-ce qu'un "feed wedge" ?
Un "feed wedge" est un graphique qui classe les parcelles d'une exploitation en fonction de leur couverture en herbe, de la plus élevée à la plus faible. Cette visualisation en forme de "coin" permet d'identifier rapidement les parcelles prêtes à être pâturées, celles nécessitant une attention particulière, ainsi que les éventuels surplus ou déficits de fourrage.

Pourquoi utiliser un "feed wedge" ?
L'utilisation régulière du "feed wedge" présente plusieurs avantages :
Quantifier la couverture moyenne en herbe sur l'exploitation.
Identifier les objectifs en termes de hauteurs pré et post-pâturage.
Détecter précocement les surplus ou déficits de fourrage.
Planifier l'ordre de pâturage des parcelles pour la semaine à venir.
Réduire le stress décisionnel lié à la gestion des prairies.
Prendre des décisions opportunes pour maintenir une gestion efficace du pâturage.
Comment interpréter le "feed wedge" ?
En analysant le "feed wedge", plusieurs scénarios peuvent se présenter :
Parcelles au-dessus de la ligne cible : indiquent un surplus potentiel. Ces parcelles peuvent être pâturées en priorité ou fauchées pour conserver la qualité de l'herbe.
Parcelles en dessous de la ligne cible : signalent un déficit. Il peut être nécessaire d'allonger la rotation ou d'apporter une complémentation pour permettre à l'herbe de repousser adéquatement.
Parcelles alignées sur la ligne cible : suggèrent une gestion équilibrée, où l'offre en herbe correspond à la demande du troupeau.
Cas pratique : utilisation du "feed wedge" pour ajuster la rotation
Supposons que votre "feed wedge" montre plusieurs parcelles avec une biomasse supérieure à la cible pré-pâturage. Cela indique un surplus d'herbe. Dans ce cas, vous pourriez :

Accélérer la rotation : réduire la durée entre les pâturages pour éviter que l'herbe ne devienne trop mature et perde en qualité.
Faucher les parcelles excédentaires : récolter l'herbe en surplus pour en faire du foin ou de l'ensilage, préservant ainsi la qualité des prairies.
À l'inverse, si le "feed wedge" révèle plusieurs parcelles en dessous de la ligne cible, cela suggère un déficit de fourrage. Les actions possibles incluent :

Allonger la rotation : donner plus de temps aux parcelles pour se régénérer avant d'y introduire à nouveau les animaux.
Introduire une complémentation alimentaire : fournir des fourrages supplémentaires pour compenser le manque d'herbe disponible.
Conclusion
La mesure de la croissance de l’herbe est bien plus qu’un simple indicateur de biomasse disponible : c’est un véritable outil de pilotage du pâturage, permettant d’anticiper et d’adapter les décisions pour optimiser l’alimentation des animaux et la gestion des prairies.
En comprenant la dynamique de croissance des pâturages, il devient possible de calculer la durée de rotation idéale, d’ajuster le chargement animal et d’anticiper les périodes de ralentissement pour éviter le surpâturage ou le gaspillage d’herbe. L’utilisation d’outils comme le feed wedge permet d’avoir une vision claire de la répartition des stocks d’herbe et d’ajuster en temps réel la stratégie de pâturage.
Grâce à un suivi régulier, l’éleveur peut ainsi réduire sa dépendance aux concentrés et aux fourrages stockés, tout en améliorant l’autonomie et la résilience de son système. En appliquant ces principes, le pâturage devient un système dynamique et optimisé, où chaque décision est prise en fonction des conditions réelles du moment.
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